La mendicité forcée des enfants au Sénégal
- tdhs-unige
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Il y a maintenant quatre ans, j’ai eu la chance de partir au Sénégal, pour y vivre une année profondément marquante au sein d’une association humanitaire. Ce pays, que l’on aime appeler la Terrangua, « la terre d’accueil », porte en lui une culture d’une grande richesse et des valeurs de solidarité, d’espérance et de joie qui continuent de m’habiter aujourd’hui.
Cependant, tout n’est pas si rose dans le quotidien de beaucoup de Sénégalais. Vivant dans un quartier animé de Dakar, j’ai été frappée par le nombre d’enfants qui, une boîte de conserve vide à la main, les vêtements souvent sales et parfois même pieds nus, mendient dans les rues fréquentées, les marchés et les places publiques. Cette douloureuse réalité concerne des dizaines de milliers d’enfants à travers le Sénégal. La grande majorité d’entre eux sont des talibés, des élèves vivant dans des écoles coraniques, daaras, et confiés par leurs parents à la responsabilité d’un marabout.
Qu’est-ce qu’un talibé ? Histoire et contexte.
Le système des talibés a subi une réelle évolution dès les années 1960. Traditionnellement, les garçons étaient envoyés dans des daaras situées à proximité de leur famille, restant dans l’espace protégé des villages. Ils étaient confiés à des marabouts chargés de leur éducation religieuse. Les talibés pratiquaient déjà la mendicité, mais celle-ci visait avant tout à développer les valeurs d’humilité, d’entraide et de tolérance et non d’amasser de l’argent pour les marabouts : « C’est une pratique codifiée, d’ailleurs connue dans la plupart des sociétés musulmanes d’Afrique de l’Ouest, qui répond bien sûr à des logiques très matérielles. Mais elle est surtout liée à un nécessaire effort de modestie, de renoncement de soi qui est l’une des dimensions majeures de l’éducation des écoles coraniques. » (Launay et Ware, 2009 : 131). Par ailleurs, les écoles se trouvant à distance raisonnable des familles, les enfants pouvaient retourner régulièrement chez eux pour passer du temps ensemble, manger, se laver, changer leurs habits.
Les années 1960 ont marqué un tournant pour le système des daaras. Le Sénégal et les pays voisins ont souffert de fortes sécheresses, qui ont gravement impacté l’économie, particulièrement des zones rurales. Face à cette crise, de nombreux marabouts ont installé leurs écoles coraniques en ville, les zones urbaines étant relativement moins affectées par cette situation. Les enfants, désormais éloignés de leurs villages, ont progressivement cessé de recevoir le soutien régulier de leurs familles, elles-mêmes appauvries et surtout trop loin pour les accueillir et prendre soin d’eux. Les marabouts, quant à eux, ne bénéficiaient plus d’un financement suffisant et stable de la part des parents. Pour combler les trous financiers et afin de subvenir à leurs besoins, ceux de leur famille et des talibés dont il a la charge, les maîtres d’écoles coraniques ont commencé à imposer aux enfants différentes tâches en plus des périodes d’enseignement du Coran. Dans les daaras situées en milieu rural, les talibés travaillent dans les champs appartenant à leur marabout. Dans les villes, les talibés sont envoyés mendier dans les rues.
Cette pratique se veut être une solution financière mais également présentée comme étant une manière d’apprendre en acte certaines valeurs. Cependant, depuis quelques années, les talibés sont contraints de passer un nombre croissant d’heures à mendier dans les rues, prenant le dessus sur la véritable raison de leur présence dans les écoles : l’apprentissage du Coran. Les conditions de vie dans lesquelles grandissent certains enfants dans ces écoles coraniques sont alarmantes, comme le rapportent plusieurs organisations telles qu’Empire des enfants, Maison de la Gare ou d’autres structures de protection de l’enfance. Dans leurs articles, ils décrivent une mauvaise hygiène, un accès limité voire inexistant aux soins, des privations, des châtiments corporels, des abus physiques et sexuels. Cette terrible réalité ne concerne pas l’ensemble des écoles coraniques du pays, mais elle touche malheureusement un nombre important d’entre elles.
Le rôle d’autres acteurs sur la perpétuation du système talibé
L’article publié par l’association Maison de la Gare montre que la société civile joue également un rôle important dans la perpétuation du système des talibés. En effet, la générosité de la population à l’égard des talibés mendiants est dans ce cas problématique puisque l’argent récolté est directement remis aux maîtres des daaras, contribuant ainsi au maintien du système. Par ailleurs, le modèle des daaras fait partie de l’histoire religieuse et culturelle du pays depuis des siècles, et les marabouts conservent une forte influence sur la société, ce qui rend d’autant plus difficile la remise en question de certaines pratiques au sein des daaras.
En 2024, un article de l’ONU a dénoncé les mauvais traitements subis par les enfants vivant dans certaines écoles coraniques traditionnelles au Sénégal. Le Comité chargé des droits de l’enfant aux Nations Unis a lancé un appel au gouvernement sénégalais à mener des enquêtes et à prendre des mesures strictes pour « lutter contre toutes les formes de violence à l’égard des enfants », en mettant particulièrement l’accent sur la situation des talibés. Il a également demandé la mise en œuvre de programmes de protection sociale visant à éradiquer la mendicité forcée des mineurs. En réponse à ces rapports, l’Etat sénégalais a promis de fournir des efforts pour s’impliquer dans cette lutte.
Organisations d’aide aux talibés, Maison de la Gare
Plusieurs ONG implantées dans différentes régions du Sénégal tentent de venir en aide à ces enfants victimes de violences et d’exploitation, afin de défendre leurs droits. Je souhaite ici présenter en détails certaines actions menées par l’organisation « Maison de la gare ».
Cette ONG a été créée en 2007 par dix Sénégalais souhaitant agir pour améliorer les conditions de vie des talibés. Implantée dans la région de Saint-Louis, au nord du Sénégal, elle mène des actions pour répondre aux besoins de ces enfants : sécurité, santé (physique et mentale), alimentation, éducation, et formation en vue d’une autonomisation.
Concrètement, un centre d’accueil sert de refuge à plus de 500 enfants par mois qui viennent profiter d’un environnement bienveillant et sécurisé. Ils peuvent s’y doucher, se détendre, participer à des activités ludiques, créatives ou sportives, et un repas complet chaque soir. L’accès à l’éducation étant essentiel pour les perspectives d’avenir de ces jeunes, l’organisation propose aussi des cours d’alphabétisation et de mathématiques et même d’anglais, ainsi que des formations professionnelles (agriculture, couture, maraîchage). Les responsables de Maison la gare travaillent en collaboration avec les marabouts, maîtres des daaras, afin d’améliorer les conditions de vies de leurs élèves L’ONG lutte également pour que les responsables politiques et les communautés locales mettent en place des solutions durables visant à protéger les talibés contre toutes les formes d’exploitations, en particulier la mendicité forcée, et des violences dont ils sont victimes.
Sources :
Chehami J. (2013). Les ”talibés” du Sénégal : une catégorie de la rue, prise entre réseaux religieux et politiques d’action humanitaire. Thèse en Sociologie. Grenoble : Université de Grenoble.
Granclément, D. (2009). Les enfants perdus de M’Bour [documentaire]. DGP. URL : https://www.youtube.com/watch?v=sKhj1g1yo9Y
Human Rights Watch. (2019). « Il y a une souffrance énorme » : Graves abus contre des enfants talibés au Sénégal, 2017-2018. États-Unis : PPDH et Human Rights Watch.
Naville, D. (2019). Meilleur respect des droits de l’enfant au Sénégal. Journal TdH (135). Répéré à https://terredeshommessuisse.ch/meilleur-respect-des-droits-de-lenfant-au-senegal/
Site de l’association Maison de la gare : https://mdgsl.com/
Site de l’association Empire des enfants : https://empiredesenfants.sn/
Soares, A. (2024) Sénégal : des experts de l’ONU préoccupés par le sort réservé aux « talibés ». ONU Info : l’actualité mondiale Un regard humain. Répéré à https://news.un.org/fr/story/2024/02/1143027

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